Khant-sud : le gonakier totémique d'Ornithondar n'est plus. Décapité; pour du charbon de cuisine

Ci-gît le gonakier des "environnementalistes" atterrés...
Khant-sud 2019 10 23, 9h28 / @ Photo smartphone Frédéric Bacuez

* "Aire patrimoniale communautaire" des Trois-Marigots. Khant-sud -
MATIN-

D'un côté, le blanc aveuglant des "patrimoniaux" (sic) amas coquilliers en petites collines prisées par les gangas; émergeant de tanns le plus clair du temps à sec. De l'autre, le vert de la cuvette marécageuse du Khant au seuil du N'Galam qui l'alimente. Entre les deux étendues, le lien des buissons de Tamarix senegalensis et d'un liseré d'acacias très bientôt et à jamais disparu. Au milieu d'un de ces bosquets épars, il y avait un gonakier (Acacia nilotica) suffisamment âgé malgré sa jeunesse pour être un arbre véritable (cf. photos ci-après et en bas), pas un de ces arbustes souffreteux aujourd'hui majoritaires mais que l'Homme continue de maltraiter, jusqu'à ce que mort s'en suive. Visible de loin comme ce jeune baobab sur sa butte, un peu plus à l'ouest. A l'ombre duquel bêtes et Hommes peuvent se glisser, en se courbant tout de même et en faisant attention aux épines acérées qui jonchent le sol : la seule ombre durable à plusieurs kilomètres à la ronde. Eh bien, ce gonakier n'est plus, réduit à un tas de branchages gris et à un tronc raccourci, très court (cf. photo en haut de billet); pour l'éternité. A bana, comme disent les Mandingues.

Ces dix dernières années au cours de mes tournées pédestres dans le secteur, j'avais pour tradition d'y faire halte, à l'ombre du bon gonakier. Faire souffler mes visiteurs et autres compagnons de pérégrinations. Aux heures les plus difficiles. Quand le zénith accable les corps. Ombre précaire, inconfortable, n'empêchant en rien les pesanteurs torrides et l'harmattan poussiéreux. Pour s'asseoir à même le sol, il fallait systématiquement y faire le ménage; en dégager, d'un pied protégé par l'épais godillot, les épines, les grappes d'épines fines, droites, longues (10 cm !), les branchettes et brindilles sèches, et les immanquables cram-cram rapportées ici par l'omnipotent souffle de l'Orient. 

Ce brave gonakier solitaire, isolé, relique d'un temps à jamais révolu, c'est qu'il en avait connu, du monde; aux heures chaudes, moites ou sèches, sous le régime de l'harmattan ou des souffles océaniques. D'Abdoulaye à Sidiki en passant par Etienne, Fanny et François, Moïse et Rozenn, l'arbre a été de toutes les parties, de toutes les aventures, de toutes les rencontres improbables; ou non prévues. Un quartier-général, un refuge, une aire de pique-nique, de sieste et de repos; de façon inattendue, un excellent poste d'observation. Au-dessus de nos têtes les classiques Fauvettes, Hypolaïs et autres Erémomèles. Surprise, mon tout premier Pic gris (Dendropicos elachus) viendra à moi ici, dans la frondaison tourmentée de cet arbre-là. Tout près dans un parterre de tamaris, ce seront deux Engoulevents à balanciers (Caprimulgus longipennisLire ci-après), hélas sans leurs pennes, faisant de la zone mon hotspot personnel pour ces oiseaux de la nuit (avec pas moins de trois espèces au compteur, dans les parages immédiats dudit gonakier : Caprimulgus aegyptius, climacurus, longipennis). Ici toujours, on aura laborieusement et avec force rigolades revêtu nos tenues d'immersion pour pénétrer dans le marais, à la recherche de paludicoles rares et de Balbuzards disparus. Sortant précipitamment de l'ombre bienfaitrice quitte à s'arracher la chemise ou la peau pour embrasser l'indescriptible lumière gris-orangée des cieux sahéliens, on aura admiré la majesté des vautours (Gyps africanus, fulvus, rueppelli) et la puissance de l'Aigle de Bonelli (Aquila fasciata). 

Abdoulaye, Cheikh Aïdara, Eddy, Etienne, Fanny, François, Inno, Moïse, Rozenn, Sidiki...
le gonakier en a connu et abrité, du monde avec moi, 
sous son parapluie d'épines grises et de boules florales jaunes d'or
 - tout cela est fini, tabula rasa 
Gloire au charbon du Tiep et d'Ataya
- ça a été, ça est, ça sera, c'est notre culture... 
Encore un peu, monsieur le bourreau climatique ! 

L'autre jour sur la rive d'en face du Khant, longeant en voiture avec moi le cordon dunaire à nu, nettoyé de tous ses arbres - y compris un baobab, oui oui, un baobab !- par les folies de l'agro-business nouvelle génération (business d'abord, agro un temps, mal, le temps de se faire du blé avant que cela ne soit plus rentable et que le sable soit définitivement mort malgré les tonnes de saloperies versées dessus), Miguel me disait, compatissant :
- Je sais ce que ça doit te faire, Frédéric, j'ai connu ça, ailleurs... C'est terrible, comme souffrance...
Moi, dépité, je pense aussi à Alix et Daniel. Les autres, ma foi, du moment que leur petit bonheur urbain tient, vaille que vaille (malgré d'autres menaces, inévitables, tôt ou tard - les labours oratoires y travaillent, mais à quand la bascule ?)...
Ici chantaient des Outardes de Savile et le Martin-chasseur strié ; j'en connaissais chaque arpent, chaque arbuste, chaque buisson de Salvadora persica
Tandis que partout sauf sous ces tropiques le monde prend conscience (enfin, sans doute trop tard) du drame ultime (peut-être) qui se noue, ici on rase en grand, aux portes du désert. On détourne les rivières, et on arrose sous un soleil de 45°. Sans aucune étude d'impact environnemental. Ces gens-là, dans un temps normal qui ne viendra pas, auraient mérité un tribunal pour écocide. Hélas...

Mais ce gonakier solitaire, c'était autre chose, une relation intime, une histoire d'amour. L'arbre mémoriel. Il faut le faire, que d'aller le chercher et l'ayant trouvé, le bousiller et couper en tranches, abandonnant sur place tout ce qui n'est pas tronc et (rares) branches rentables : il faut quitter la piste principale qui relie la route goudronnée à Mengueye, le fief des nouveaux dévots de l'agriculture éradicatrice sur dune (c'est Dieu qui a dit de faire, c'est certain, et c'est pour le Progrès, 'durable' cela va sans dire); parcourir avec sa charrette quelque quatre à cinq kilomètres de brousse avant de choisir délibérément cet arbre-là, le seul du périmètre il est vrai, pour le tronçonner au plus ras afin qu'il ne repousse pas - ou alors le type est un idiot irrécupérable, ce qui est fort envisageable tant la bêtise, l'ignorance et l'abrutissement de masse règnent plus que jamais en maîtres au sud du Sahara. 
Coincée entre le marais de Toddé et le marigot de Khant, cette (petite) zone avait à l'époque bénéficié de garanties : son enclavement naturel; le fait que ses marges ont longtemps été un champ de tir militaire; que "l'aire patrimoniale communautaire", avec l'obole de la Fondation Nicolas Hulot et quelques fonds perdus de l'Europe crédule mais pingre, ou à coté de la plaque, englobait cette brousse-là aussi; que deux hameaux d'éleveurs peuhls l'utilisaient plutôt respectueusement; et la surveillaient sans doute indirectement au profit du Ranch de Bango qui y emmenait ses chasseurs pour un rapide petit tour de soirée, une mise en jambes avant l'apéro et la vraie partie de Tartarins du lendemain. Combien de fois me suis-je amuser, de derrière mes euphorbes et mes tamaris, à les regarder passer en trombe, debout dressés dans le pick-up pour voir si les Sarcelles et les canards armés étaient (ou n'étaient pas) au rendez-vous pour le joyeux ball-trap en gestation ; ou à scruter dans mes jumelles la fine fleur de "nos meilleurs écolos" en tenue de combat Solognac derrière le pisteur en quête d'un cochon, d'une perdrix ou d'une canepetière - mais je m'égare, pardon, on ne tire pas la Savile, chez nous, on a des principes... Et des valeurs : les pisteurs-braconniers, on les vire, qu'ils aillent dézinguer bruyamment Pélicans blancs et Cigognes noires dans les rizières de Mboubeune, juste en face du Ranch ! Les bracos qui ont vidé Toddé de ses phacos, on leur a mis le grappin dessus et on a renforcé les patrouilles. Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes - et les affaires vont reprendre. Des crânes de suidés, il y en a pourtant derrière chaque buisson. Quant aux bûcherons-charbonniers, au vu des innombrables traces de pneus de leurs charrettes hors-piste, diable, c'est qu'ils s'y sont régalés, ces derniers mois, là-dedans. En paix. Pas emmerdés. Peut-être sont-ils déjà au parfum qu'ici bientôt l'émergence agricole fera du Sénégal un grenier envié de tous ? Il faut vite couper ce qui peut encore être transformable. Geindre pour quelques gonakiers sursitaires, pffff, j'vous demande un peu. Les pauvres, il faut bien qu'ils se nourrissent, et nourrissent tous les petits enfants en richesses de la Nation, et de ses madrasas, diront les bonnes âmes lointaines complices de tous les prédateurs margoulins. Elles ne s'imaginent pas un seul instant que l'Afrique est l'ultime champ clos du capitalisme le plus sauvage, le plus débridé, le plus cynique, tous épidermes bras dessus bras dessous - et leur/son tombeau.

Ci-dessous :
Feu le gonakier d'Ornithondar et de ses camarades...
Tonton Aïdara tient le camp de base tandis que le reste de l'équipe s'épuise dans le marécage
2011 12 27 / @ Photo par Frédéric Bacuez

Ici (avant)...

" Le gonakier (Acacia nilotica) fatigué sous lequel nous avons l'habitude de déposer le barda, désaltérer le gosier et casser la croûte, a longtemps été notre quartier-général pour le suivi local des Balbuzards pêcheurs (Pandion h. haliaetus); d'ici nous avions mené en vain les recherches pour retrouver Leri, une jeune femelle 'satellisée' hélas définitivement perdue dans le marigot de Khant voisin. L'arbre est aussi le porte-bonheur de l'Ornithondar: un Pic gris (Dendropicos elachus), une espèce emblématique du Sahel, dans le bas-delta plutôt localisée, était venu nous houspiller depuis la cime de l'acacia, le 27 décembre 2011 tandis que nous reprenions nos esprits surchauffés par le climat. Aujourd'hui 25 octobre 2015, même cagnard, nouvelle surprise : cette fois ce sont" (...) "deux Engoulevents à balanciers (Caprimulgus longipennis), une espèce ibérique et maghrébine dont la présence sous nos latitudes, rarement constatée et documentée, reste dans la majorité des cas attestée par des cadavres découverts sur les routes et pistes africaines. Hors saison de la reproduction, ceux-là malheureusement, n'arborent pas leurs féériques pennes ; on ne fera cependant pas la fine bouche."
- In Ornithondar 2011 12 27 et 2015 10 25

... et partout dans la vallée (maintenant)

" (...) Malheureuse gonakeraie car malmenée par les bûcherons et leurs clones charbonniers (...), au point qu'elle a perdu beaucoup de sa superbe, et de la richesse qui m'avait enchanté au tout début de mon séjour bangotin. Le supplice infligé au naturaliste par l'empreinte anthropique dévastatrice et généralisée, ici comme dans toute l'Afrique de l'ouest, est inénarrable : il faut le voir, aller sur le terrain, marcher et... regarder, ça saute aux yeux, pour comprendre ce qu'il en est - à condition de savoir ce qui était, et pourrait être. Hélas, chez le Francophone, ces choses-là... Puis percevoir le désastre à venir (...). Le bosquet inondable fait peine à voir, et devient très compliqué à parcourir tant les branchages et les épines encombrent le cheminement. Parce que les arbres deviennent aussi très petits, très bas. Des rejets qui tentent désespérément d'émerger des souches tronçonnées au plus près du sol, histoire d'offrir encore moins de chance de survie aux gonakiers, et maintenant aux vieux tamaris, peu survivront à la prochaine sécheresse saisonnière, et au manque de pluies actuel. On s'en fout ! Les bipèdes massacrent les arbres pour trois francs six xalis, ils gaspillent des tonnes de branchages pour un tronc rouge qui fera de l'excellent charbon parfumé... pour le riz (bientôt sans)-poisson et le thé ! (...) "
- In Ornithondar 2016 08 26

Et pour finir, histoire de garder le moral dans les chaussettes :

Ci-dessous :
sous l'arbre totémique...
à g., avec Rozenn Le Roux, Cheikh Aïdara et Moïse Guiré 2011 12 27 / @ Photo arch. pers. Frédéric Bacuez
à d., avec Etienne H. et Abdoulaye Sow 2015 10 25 / @ Photo par Frédéric Bacuez

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