Miracle ! Une Outarde arabe hors de son réduit djoudjien


Résumé : observation inespérée d'une Outarde arabe (Ardeotis arabs) dans la forêt classée de Maka Diama. L'échassier est l'un des ultimes représentants de la grande avifaune de l'Afrique sahélienne, quasiment éradiquée ou en voie de l'être. Dans l'Afrique à l'ouest du lac Tchad, cet Otididé ne subsiste miraculeusement, en très petits effectifs, que de part et d'autre du fleuve Sénégal, dans et autour des parcs nationaux contigus du Diawling et du Djoudj (Mauritanie-Sénégal). Il en faudrait très peu pour que le patrimoine ailé disparaisse d'une écorégion toujours plus violentée, saccagée; à bout de souffle.

* Forêt classée de Maka Diama -

Le 19 mars 2023 lors d'un inventaire pédestre dans la forêt classée de Maka Diama (FCMD, 2290 hectares, depuis 1934, pour partie aujourd'hui concession cynégétique), quelle n'est pas notre surprise de nous retrouver quasiment nez à nez avec une Outarde arabe (Ardeotis arabs, Arabian Bustard) dans la partie la plus septentrionale et la moins dégradée du 'patrimoine'. Un seul gros buisson nous sépare quand l'énorme oiseau s'élève dans un lourd bruissement d'ailes pour aller reposer quelques dizaines de mètres plus loin. Densément peuplée d'inextricables parterres des fameux arbustes brosse-à-dent, Commiphora africana (Myrrhe africaine) et Salvadora persica, la zone que nous prospectons impose aux marcheurs un authentique labyrinthe qui n'autorise de visibilité qu'au tout dernier instant. A quatre reprises nous levons l'échassier avant que je ne décide d'interrompre la progression, de nous retirer sur une dune surplombante puis de reprendre notre transect plus au sud du périmètre visité par l'outarde. On ne saurait répondre à la question qui m'habite aussitôt : d'où vient l'égarée ? Du Djoudj et des pourtours de son "Grand Lac où elle s'est fait trop déranger par les ornithos", comme me le suggère Bram Piot ? Ou de la dune mauritanienne de Biret, réputée pour être ou avoir été fréquentée par l'échassier, à quelques encablures d'ici par-dessus le barrage de Diama dont on perçoit, depuis notre point de vue, quelques éléments et antennes, ainsi que les coupe-vent et matériels d'arrosage de la fabrique à butternuts-pour-Anglais de la Société (sénégauloise) de Cultures légumières (SCL); laquelle pour faire ses courges a réquisitionné une autre dune (sénégalaise), il n'y a pas si longtemps belle de vénérables acacias parasols - hop, rasés, out of Africa...

Grande Outarde arabe et petite brousse de type tigrée

Notre Ardeotis arabs*1 est de la race stieberi (geyri syn.); en français celle-ci est parfois appelée Grande Outarde arabe. Des quatre (4) sous-espèces reconnues, stieberi a la plus vaste distribution, du littoral atlantique sénégalo-mauritanien au Soudan et les marges érythro-éthiopiennes. Avec des remontées vers le nord, atteignant les confins sahariens du Maroc jusqu'à la fin des années '80*4; ainsi qu'en Mauritanie, par exemple le parc national du Banc d'Arguin (PNBA), quatre sujets (4) le 4 07 1974 (in Isenmann et al.*3); également vers le sud savanicole de son aire, jusqu'au nord du Ghana*1 ; et en Haute Gambie... en 1928*2. La cousine lynesi du Maghreb est aujourd'hui éteinte, probablement au tournant des années '50-'60 dans le Haouz du Maroc (Chichaoua)*4 & 5; la nominale arabs survit dans la corne de l'Afrique et de l'autre côté de la mer Rouge en Arabie Saoudite (et au Yémen ?); seule butleri se maintient, au Soudan du Sud, et a été récemment trouvée au nord-ouest du lac Turkana, dans les Loki plains (Kenya).

Oiseau typiquement sahélien, Ardeotis arabs stieberi est historiquement résident nicheur en Mauritanie, au sud du 19°N-18°N*3; au Sénégal entre les latitudes 16°30 et 15°N*2. Sa cousine de Denham - Neotis denhami- se reproduit au sud du 14°N mais visite à l'occasion nos 'rivages' en saison humide et juste après (juillet-novembre). Il n'est pas toujours évident de différencier les deux espèces quand elles gardent leur distance ou s'envolent au loin - d'autant que les planches de certains guides de terrain invitent à de mauvaises interprétations (à mon humble avis, comme ici*A). Noter prioritairement la calotte noirâtre de l'arabe, le cou roux orangé de la Denham ; l'organisation des plages alaires (cf. photos ci-après), avec plus de pointillisme et surtout "une large barre blanche sur les scapulaires" de l'Outarde... arabe ; et, finalement, l'aspect global roussâtre de notre sahélienne, "brun chocolat plus sombre" pour la savanicole - à l'inverse des dessins de Borrow/Demey auxquels on suggèrerait respectueusement quelques affinements aux coloris (planche 41, p. 111) à la prochaine édition de l'incontournable Birds of Senegal and The Gambia (juillet 2023). 

Traditionnellement, les deux espèces arpentent des espaces ouverts, des savanes aux herbages plutôt courts parsemés d'acacias (senegal et tortilis) ou de buissons arbustifs - de palmiers nains Chamaerops humilis au Maroc ; Boscia senegalensisSalvadora persicaCommiphora africana, Balanites aegyptiaca et Euphorbia basalmifera dans l'Afrique sahélienne. Et des trois premiers buissons, sur ce périmètre lové au coeur de discrètes dunes paralittorales, il y en a beaucoup, formant les fourrés les plus volumineux que j'ai pu voir dans ce bas-delta généralement dévitalisé de sa végétation d'origine : un reliquat de type 'brousse tigrée' (mais ici sans Guiera senegalensis ni Combretum micranthum, le fameux Kinkéliba) bien connue du Ferlo sud oriental sénégalais épargné par le bétail et la coupe (Katané), l'Oudalan burkinabè et une bonne partie du Niger*B. Généralement bas et contraignant aux contorsions, ce labyrinthe végétal a été au Sahel l'ultime refuge pour toute une faune partout décimée ; de nos jours, les pantascourts hirsutes ont bien compris l'avantage qu'ils pouvaient en tirer... 

*A Attention, je ne dis pas que l'obs' de Fergus C. est fausse mais qu'en février, a fortiori au Djoudj, cela me semble pour le moins très surprenant...
*B Formation que l'on retrouve sur des superficies autrement plus vastes, en Somalie comme au Kenya, en Australie et dans les deux Amériques.

En haut :
(Grande) Outarde arabe - Ardeotis arabs ssp. stieberi
Forêt classée de Maka Diama 2023 03 19, 12h12 / @ Photo par Frédéric Bacuez
Grande Outarde arabe VS Outarde de Denham
Ci-dessous :
à g., (Grande) Outarde arabe, forêt classée de Maka Diama 2023 03 19
à d., Outarde de Denham, brousse et marais de Toddé 2013 11 14
/ @ Photos par Frédéric Bacuez



Cette grande Outarde arabe ne s'y trompe pas. Ainsi qu'un Loup doré (Canis lupaster), les Phacochères communs (Phacochoerus africanus), Patas roux (Erythrocebus p. patas), Lièvres des savanes (Lepus victoriae) ; des passereaux en veux-tu-en-voilà. Et les petites Outardes de Savile (Lophotis savilei) : au doigt mouillé (mais très sec), huit individus sur zone; c'est le tout début de leur chant, à la périphérie du fouillis végétal, là où des boisements espacés d'Acacia sp. et Prosopis juliflora autorisent une fuite sans envol. Le couvert dans lequel déambule la géante est riche d'offre alimentaire : orthoptères et coléoptères, punaises, chenilles, escargots, reptiles et même des micro-mammifères. Un nid d'oiseaux accessible sera volontiers pillé. Les graines de céréales et autres Cucurbitacées diverses, dispersées par les alizés marins, seront particulièrement prisées ; celles des courges apportées de la SCL voisine, au nord-ouest de la 'forêt', sont peut-être involontairement l'un des objectifs de notre échassier - la contribution écolo de Michaël, à n'en pas douter ! Fleurs et bourgeons d'arbustes, notamment les petits fruits sauvages des bosquets (Salvadora persica etc.) apporteront les compléments nécessaires à sa nourriture. 

Peau de chagrin à l'ouest du Tchad

La Grande Outarde arabe est victime d'un déclin général dans toute l'étendue de son aire, suite à une chasse 'sportive' encore moins contrôlée*7 ici qu'ailleurs puis à un intense braconnage*3, commercial et/ou ludique. Dans le nord-ouest de l'Ethiopie, au Soudan et au Tchad, les luttes tribales et la guerre civile, avec la multiplication sans frein des armes à feu individuelles, ont drastiquement réduit les effectifs du grand oiseau marcheur. A l'occident du lac Tchad, la situation de l'espèce est catastrophique. Techniciens miniers et pétroliers chinois (Aïr, Termit), chasseurs de masse et fauconniers orientaux (en Mauritanie, au Niger), piégeurs (Nigeria), djihadistes (Mali, Burkina Faso, Niger, Nigeria, nord Cameroun), militaires et mercenaires (Mali, Niger, Soudan), compagnies de sécurité privée, trafiquants, contrebandiers, bandits de grand chemin et autres coupeurs de route : la grande région saharo-sahélienne est courue de long en large par les Hommes en armes et véhicules toujours plus aventureux ; tous les maux s'y cumulent et se complètent des nouvelles menaces chaotiques, peut-être irréversibles pour la survie de l'oiseau, à l'instar de ce qui subsistait du patrimoine naturel régional : forêts classées, parcs nationaux, éléphant, hippopotame, girafe, autruche, Vulturidés, grands rapaces et prédateurs terrestres, mammifères herbivores, écosystèmes savanicoles etc., à l'évidence l'écocide mondial le plus abouti mais dont personne ne veut parler - on ne va pas à l'encontre du seul récit victimaire autorisé et de l'idéologie ambiante déresponsabilisante... 

* Mauritanie, Sénégal, GambieMaliBurkina FasoNigerNigeria, Cameroun (?), Tchad, Soudan (?), extrême ouest Érythrée et NO Ethiopie

" (...) formerly one of the most characteristic elements of the north sahelian avifauna. In the early 1970s, they were seen regularly everywhere, (...) " 

 -  Jean-Marc Thiollay *6


La sonnette d'alarme ne date pourtant pas d'aujourd'hui - ni d'hier ; ici comme ailleurs, aussi. De façon spectaculaire, feu Jean-Marc Thiollay avait documenté à plusieurs reprises l'effondrement vertigineux de la grande faune aviaire dans le Sahel entre XXe et XXIe siècles*6. Lors de huit transects véhiculés entre Mali et Niger en septembre-novembre 1971 & 1973, 152 Outardes arabes avaient été contactées - ce qui aurait déjà du inquiéter... 30 ans plus tard, pour ses transects de janvier et décembre 2004 : aucune - alea jacta est. Pour le nouveau siècle mortifère au Burkina Faso, "selon les informations recueillies" in situ, Ardeotis arabs stieberi est décrite comme 'grande outarde' par les populations locales mais restait "à confirmer"*5; chose faite en juin 2008, avec deux individus au nord d'Aribinda dans la (virtuelle) réserve sylvo-pastorale partielle de faune du Sahel... aujourd'hui en proie aux tueries par les hordes djihado-mafieuses et une soldatesque sans... foi ni loi. On ne donne pas cher de la survie des échassiers (ni du reste) par ici, comme dans le W où l'espèce était encore régulièrement observée dans sa partie nigérienne vers 1977-1981. Punition divine du même dessein, le patrimoine transfrontalier est de nos jours soumis à la politique de la terre brûlée. Toujours au Niger, en mars 1980 Josep del Hoyo en avait contacté (2 ind. ?) aux portes de l'Aïr saharien, vers Assamaka. Même période, même sort dans le nord du Nigeria : la dernière donnée que j'ai pu recueillir de cet autre pays écocidaire est du parc national de Kainji, par Joost Foppes - encore un pote à Bram !-, et elle date de décembre 1989. 

Patrimoniaux : une géante dans un confetti

Sur nos confins sénégalo-mauritaniens, Phillip Bradley la trouve encore en mars 1981 vers Gouraye, en Mauritanie de l'autre côté du fleuve Sénégal à la latitude de Bakel. Pour les années 2000, Paul Isenmann rapporte des mentions de Aar, Boghé, Mbalal (côté mauritanien), Lambango (côté sénégalais). En décembre 2001, Dominic Mitchell en observe une dans les Trois-Marigots, entre seconde et troisième cuvette. En 2017 "hors de toute piste vers le sud entre Keur Momar Sarr et Mpal", mes camarades Alix et Daniel Mignot en croise une "après un oricou perché sur un beau baobab". Même chance le 16 janvier 2020, vers la parcelle récupérée par un ex ministre sur la fantomatique 'forêt classée' d'Amboura : un sujet décolle quasiment devant le pare-brise de leur véhicule pour disparaître sans demander son reste (ni poser pour la photo). 
Comme peau de chagrin cependant, ces dernières années le périmètre d'observation se réduit aux seuls parcs nationaux contigus du Diawling (PND, Mauritanie) et du Djoudj (PNOD, Sénégal) : deux à trois (2-3) individus sont observés au Chot Tboul mauritanien les 22-26 janvier 2001 ; et chaque année dans le parc national sénégalais, avec un maximum de quatre (4) oiseaux simultanément. En novembre 2018 un écoguide confie à Justin Peter qu'il ne subsisterait que trois paires de l'Outarde arabe dans les limites du sanctuaire sénégalais. Dix ans plus tôt l'hôtelier du joyau me laissait entendre que s'il en restait neuf (9) individus, toujours braconnés, c'était un miracle ! On veut bien le croire tant, il faut sans cesse le rappeler, le patrimoine est exigu (16 000 hectares...) voire étriqué, en très grande partie et naturellement fait de lacs, marigots et autres sansouires ; et que l'espace vital à l'espèce y est vite circonscrit pour l'ornithologue un peu renseigné... Pire, le réduit où la 'bête' est le plus fréquemment accessible et visible (pour le touriste que ça intéresse plus que... les pélicans), eh bien celui-ci est grignoté année après année en toute illégalité par les baraquements de la conquête rizicole (voir photo ci-après), ainsi que par les intrusions sans cesse répétées du bétail aussi florissant que la démographie et sa céréale cocardière. Contre lesquelles la prétendue préoccupation du siècle 'biodivers' ne peut... rien.

En poussant mes recherches sur le web il y a quelques années, j'avais trouvé un blog poussif célébrant les chasses sénégalaises d'un certain Jack dans la région de Nioro du Rip (!?), avec des photos publiées le 4 mai 2010 présentant bel et bien une Grande Outarde arabe abattue lors d'une partie colorée et en baskets, probablement au début des années '80 (voir ICI et LA, une photo ci-après). A l'époque et jusqu'en 2009, l'espèce n'était pas considérée comme menacée par l'Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN); c'est à peine croyable et on sait : (le temps de) la 'protection' est comme la Justice, lente, tardive, souvent trop tard, et malheureusement plus virtuelle que réelle sous ces tropiques inopérantes ;  peut-être aussi désuète que le temps des outardes... Pas de vagues, surtout pas de vagues 'néo-coloniales'... En revanche, et pourquoi pas, vite un atelier de réflexion - perdiems et papier glacé, puis une (énième) 'mission d'appui', tant qu'à faire !

Ci-dessous :
(Grande) Outarde arabe - Ardeotis arabs stieberi, pression démographique, colonisation agricole et perte d'habitat
Parc national des oiseaux du Djoudj (PNOD), nord du Sénégal
2019 01 3 / @ Photo par Eneko Azkue pour eBird
(Grande) Outarde arabe - Ardeotis arabs stieberi, victime du 'bracochasse' bidochon dans les années '80
vers Nioro du Rip, sud du Sénégal 
v.1980 / @ Photo Sud-Sud. Le soleil




Ressources
*1 Collar, N., G. M. Kirwan, and E. F. J. Garcia (2020). Arabian Bustard (Ardeotis arabs), version 1.0. In Birds of the World (J. del Hoyo, A. Elliott, J. Sargatal, D. A. Christie, and E. de Juana, Editors). Cornell Lab of Ornithology, Ithaca, NY, USA.
*2 Morel, G. J. & Morel, M.-Y. (1990), Les oiseaux de Sénégambie - notices et cartes de distribution, Editions de l'ORSTOM, Paris 1990, p. 59
*3 Isenmann, P. et al. (2010), Oiseaux de Mauritanie - Birds of Mauritania, Société d'Etudes Ornithologiques de France, Muséum National d'Histoire Naturelle, Paris, pp. 149-50
*4 Bergier, P., Thévenot, M., Qninba, A., Houllier, J.-R. (2022), Oiseaux du Maroc - Birds of Morocco, Société d'Etudes Ornithologiques de France (SEOF), Muséum d'Histoire Naturelle, Paris, p. 121
*5 Heim de Balsac, H. & Mayaud, N. (1962), Oiseaux du nord-ouest de l'Afrique, Encyclopédie ornithologique - X, éditions Paul Lechevalier, Paris, pp. 110-111 / Etchecopar, R. D., Hüe, F. & Barruel, P. (1964), Les oiseaux du nord de l'Afrique - de la mer Rouge aux Canaries, éditions N. Boubée & Cie, Paris, pp. 200-201
*6 Thiollay, J.-M. (2006) Severe decline of large birds in the Northern Sahel of West Africa: a long-term assessment, in Bird Conservation International, Volume 16 n°4, décembre 2006, Londres, pp. 353-365
*7 Hamerlinck, O. & Borrini-Feyerabend, G. (2004 11) Mission d'appui à la gestion des écosystèmes transfrontaliers, Rapport de mission septembre-octobre 2004, Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN)


Ci-dessous : Courage, fuyons !
(Grande) Outarde arabe - Ardeotis arabs stieberi
vers Maka Diama 2023 03 19 / @ Photo par Frédéric Bacuez

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