20, à Bango: une Spatule blanche mal en point, matin bonne heure sur la place du marché

Ci-dessus:
Spatule blanche - Platalea leucorodia, épuisée... sur la place du marché, à Bango
2017 04 20, 7h du matin tandis que les élèves partent à l'école... 2017 04 20, 7h / Courtesy © photos par Abdoulaye S. pour Ornithondar

* Bango -

Je n'ai eu vent de l'insolite fait-divers ornithologique, et récupéré les photos (avec Smartphone), qu'après coup. 7h du matin, ce 20 avril: pas grand monde dans les ruelles de Bango, à cette heure... Dans le bas-delta sénégalais, sauf obligations scolaires ou religieuses, on ne règle pas son existence sur les contraintes climatiques qu'affrontent les pays de l'hinterland sahélien: de la nécessité de s'y lever au plus tôt pour faire ce qu'on a à faire avant la fournaise, a fortiori en cette (pire) période de l'année - avril, mai, juin, il faut l'avoir endurée pour savoir... Ici à Saint-Louis/Ndar, la vie va l'amble, c'est le moins qu'on puisse dire - vive les alizés atlantiques ! Allez néanmoins demander aux Dakarois ce qu'ils pensent de nous autres, et de notre univers éthéré, ha ha ha !... A Bango on va chercher son pain à 9h, si l'on n'est pas élève ou pêcheur en eau douce. Il fait quand même 19°, matin bonne heure, brrrr...

Dans ces insupportables frimas donc, quelle surprise que de découvrir sur la place du petit marché de Bango, seule, immobile et la tête rentrée dans les épaules, une Spatule blanche (Platalea leucorodia, Eurasian Spoonbill) !... Cartable au dos, des enfants passent, indifférents; dans n'importe quel pays de la région l'infortuné échassier aurait été illico caillassé, ou attrapé, pour l'interner ou le déplumer... Ici, il n'y a que les enfants de pêcheurs qui, las de n'avoir que du poisson au riz, ou du riz avec un petit poisson à bouffer, braconnent, par jeu, par ennui, au coeur de l'hiver, Cormorans, Sternes caspiennes et Hérons cendrés - pour changer et faire bonne chère, pardi ! Hypothèses: la Spatule à bout de forces s'est posée ici, tombée du ciel en toupie... Étrangement, le Djeuss et ses vasières sont  à trois cent mètres à vol d'oiseau ! On ne saura jamais ce qui s'est passé; la nécessité de s'arrêter ici devait être urgentissime... Maladie, empoisonnement, épuisement dû au yoyo des températures que nous vivons, année après année ? Normalement l'oiseau peut vivre vingt-six (26) années. Ou serait-ce une Spatule aux ailes délibérément raccourcies échappée de sa captivité - ça arrive, je l'ai déjà constaté avec d'autres espèces... Les pêcheurs et leurs apprentis rapportent régulièrement de leurs expéditions fluviales, 'en famille', 'pour les enfants', des oiseaux dénichés, "trouvés" ou le plus souvent pris au piège de leurs nasses et filets. C'est ainsi que nombre de cours bangotines gardent des volatiles - temporairement, il faut que ça tourne !-, jusqu'à ce que les oiseaux lassent, crèvent ou soient vendus*, et par défaut cuisinés pour un régal entre ados: un Pélican, un Anhinga, un Ibis, un Bihoreau ou une Grande Aigrette, un Héron strié et même un Martin-pêcheur huppé - bref, ce village est une volière... Une chose est certaine: la Spatule blanche est de tous les oiseaux qu'Ornithondar dénombre, le plus fréquemment vu avec une blessure. En dix ans, ce sont des dizaines de sujets de cette espèce que j'ai rencontrés mal en point, au sol claudicant sur une patte, en vol patte pendante - constatation valable pour les Cigognes, paléarctiques comme afrotropicales, aussi. C'est encore l'espèce dont j'ai trouvé le plus de cadavres, avec ceux de Pélicans blancs, dans la plaine alluviale ou dans le parage des marigots et tannes. Je ne sais quelle en est la cause: volée de plombs à la passée par les bons chasseurs toubabs qui les confondent avec leurs canards ? Ou blessures à répétition sur les lagons saturés de déchets solides, coupant, abrasant, corrosifs ? Les Spatules sont plusieurs milliers à séjourner dans le bas-delta sénégalais, tout spécialement sur des sites hautement dégradés par les rebuts humains, de plus en plus pollués et salinisés, ce qui ne doit pas arranger l'état des tarses et doigts de nos oiseaux. Sans compter tous ces filets tendus au ras des eaux stagnantes, dans les herbiers marécageux, ou abandonnés par les pêcheurs irresponsables - tous !-, peu à peu mêlés à la vase, rangées d'hameçons rouillés y compris, pour devenir de redoutables attrape-tout et chausse-trappes pour les plongeurs (Cormorans africains et Grands Cormorans à poitrine blanche) et les échassiers qui arpentent l'estran - constatation valable pour tous les ardéidés et certains grands limicoles (Chevalier aboyeur et Courlis corlieu), aussi.

Ci-dessus:
Spatule blanche - Platalea leucorodia, jeune sujet bagué probablement des Pays-Bas
Marigot de Khant-sud 2017 04 14, 8h27 / © Photo par Frédéric Bacuez

Nota: la Spatule blanche est un hivernant emblématique de la région saint-louisienne. Après le Banc d'Arguin, le bas-delta sénégalo-mauritanien est au sud du Sahara le site qui accueille l'effectif le plus important de ses populations issues du Paléarctique atlantique, fortes de 19 à 20 000 oiseaux dont 4 800 à 5 500 couples nicheurs. C'est de toutes les 'races' de l'espèce eurasienne la seule qui soit en augmentation, lente mais régulière. 80% de la population néerlandaise, la plus importante d'Europe occidentale devant l'Espagne (Odiel, Donana), passe l'hiver de part et d'autre du fleuve Sénégal, à l'aval du lac de Guier; et dans une très moindre abondance, sur la Petite Côte (lagune de la Somone) et le Sine Saloum. Et à Dakar, sur les lagons du Technopôle, évidemment (in Bram Piot, SenegalWildlife 2017 03 3) ! Ces dernières années, les reprises et lectures de bagues démontrent que si les Spatules hivernantes restent majoritairement néerlandaises, les françaises rivalisent désormais avec les espagnoles, des sujets allemands et danois faisant leur apparition dans le paysage sénégalais (Bram Piot, ibidem). Pour les jeunes oiseaux, ce sera et l'hiver et l'estive, quatre années au minimum (3,6 en moyenne) avant leur maturité ! De quoi avoir le temps de se blesser et ne pas revoir son lieu de naissance, essentiellement sur la mer de Wadden (Pays-Bas-Allemagne)... Foi de bagues (cf. photo ci-dessus), la Spatule eurasienne étant probablement l'espèce la plus chaussée par ces anneaux, généralement enfilés par trois sur le tarse, représentant les couleurs de son drapeau de naissance, notre patriotisme échevelé étant aussi imposé aux oiseaux ! La population qui stationne chez nous est fluctuante mais plutôt stable dans la durée: ~500 sujets en 1989, 2 852 en 1999 (in Triplet & Yésou, Malimbus 21) et environ 3 700 en 2004, la moyenne tournant autour de 1 500 à 2 000 individus. Cependant dans le bas-delta sénégalais, les spécialistes ont noté depuis quelques années des effectifs hivernants à la baisse, concomitante de l'augmentation d'un stationnement hivernal plus fréquent dans les estuaires septentrionaux du Portugal et de l'Espagne, ainsi que sur le littoral atlantique français. Réchauffement climatique et réhabilitation de zones autrefois perdues (en Allemagne, au Danemark, en France, et même dans le nord du Maroc) expliquent peut-être cette tendance récente. La race Platalea leucorodia balzaci inféodée au Banc d'Arguin mauritanien, déclinante et fortement menacée (1 610 couples nicheurs en 1985 à 750 cc aujourd'hui, in O. Overdjik et al.) nous donne aussi un certain nombre d'hivernants, disons d'erratiques saisonniers mais il est très compliqué de différencier Balzaci de Leucorodia dans la nature si on ne s'appelle pas Overdjik ou Triplet...

Source:
Plan d’Action International pour la Conservation de la Spatule blanche,
par Patrick Triplet, Otto Overdijk, Michael Smart et al., in AEWA série technique n°35, 2008 09

La migration prénuptiale de Platalea leucorodia leucorodia*, du Sénégal vers l'Europe, commence aux alentours du "1er février" et s'achève, chez les adultes reproducteurs, à la mi-mars. Les troupes que nous voyons traverser le ciel sénégalais, en ce moment, peuvent être de sujets immatures/subadultes pas encore reproducteurs et en première remontée printanière; mais la plupart sont constituées de sujets juvéniles et immatures effectuant seulement des déplacements locaux. En cette période de soudure aquifère, et bientôt alimentaire, les échassiers fréquentent au plus près les zones littorales, les vasières, l'estran et les rives du fleuve Sénégal mais cherchent aussi la quiétude de reposoirs tranquilles - l'espèce étant particulièrement sensible aux dérangements, le paisible marais de Toddé, par exemple, où stationnent 200 à 300 Spatules, est donc parfait pour elles, toute la journée.

* Lire sur Ornithondar:
Les Spatules blanches lancent le début de la migration prénuptiale, 2013 02 11

Ci-dessous:
Spatules blanches d'Eurasie - Platalea leucorodia, sujets immatures en déplacement du matin...
Cherchez l'intrus !...
Par-dessus le N'Galam à la digue de Tylla, Trois-Marigots 2017 04 20, 9h08 / © Photo par Frédéric Bacuez

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